Nota bene (2011): Les notes que j’inaugure dans cette rubrique n’ont pas prétention à être scientifiques, contrairement à ce que je peux publier par ailleurs. Elles n’engagent que moi bien entendu et leur caractère personnel ne préjuge pas de mes autres travaux. Elles sont des notes préparatoires en vue de travaux et essais plus aboutis et argumentés.
L’aphorisme 125 du Gai Savoir, de Friedrich Nietzsche, publié en 1882, énonce de manière lapidaire ce qui va devenir une expression consacrée: « Dieu est mort ». Oxymore cinglant puisqu’il allie la mortalité à l’éternité.
En lisant cet aphorisme (on peut le trouver ici), plus d’un siècle après sa publication donc, il est frappant de constater son caractère prophétique: la sécularisation a fait de grands pas un peu partout dans le monde et le processus semble inéluctable. On peut aussi y déceler une forme de programme dont l’auteur semble se réjouir, même si le personnage mis en scène (« l’insensé »), s’en lamente quant à lui. Constatation amère, la « mort de Dieu » est devenue une de ces banalités que l’on retrouve un peu partout, pris comme un fait acquis.
Mais si la formule de Nietzsche semble vraie pour une bonne partie de l’Europe et encore plus pour la France, un rapide tour du monde apporte un démenti brutal. Jamais les questions religieuses n’ont été aussi aiguës, même si le religieux n’est pas le spirituel, et même si le littéralisme, pornographie de notre époque, étouffe la sincérité de la foi.
Dans le domaine des arts, de la littérature, la mort de Dieu est à l’œuvre depuis longtemps déjà. Cela crée un certain nombre d’impasses qui font le jeu d’artistes dépourvus de toute vision métaphysique. La version du monde qui se dégage de ces œuvres est désespérante et proche du nihilisme. Effectivement, « nous » avons tué Dieu, mais sa mort n’était qu’apparente. Comme dans Huis Clos de Sartre, où personne ne pense que les portes et les fenêtres peuvent s’ouvrir, beaucoup de nos contemporains restent assis dans leur fauteuil au lieu de se lever pour aller voir par eux-mêmes si les ouvertures sont vraiment condamnées…
Dans le domaine des sciences humaines, la mort de Dieu a produit des résultats étonnants et décevants tout à la fois: une auto-censure qui pousse à mettre de côté tout aspect métaphysique pour éviter de s’attirer les foudres des positivistes, toujours bien vivants quoiqu’on en dise. Et l’exonération de la métaphysique produit en choc de retour des théories sans racines, pour ainsi dire hors-sol, qui vivotent et meurent car elles refusent tout terreau fécondant, si ce n’est celui de la seule raison.
Or, délimiter un univers strictement rationnel pour une science, c’est la mutiler, dans le sens où toute théorie scientifique authentique puise son inspiration dans des spéculations métaphysiques (avouées ou non, ceci est une autre affaire). La théorie quantique en est l’exemple le plus connu, avec des personnalités comme Planck, Schrödinger ou Bohr. Les chiffres dits arabes proviennent de hautes spéculations nées en Inde, notamment autour du zéro. Et les exemples seraient nombreux. Mais la légende dorée de la « Science » (le S majuscule s’impose alors) oublie volontiers cet aspect et campe ses grands hommes en héros de la Raison (là aussi le R majuscule s’impose…).
Pour en revenir à la prétendue « mort de Dieu », elle révèle, in fine, un ethnocentrisme dont la philosophie européenne (mais c’est un pléonasme) se rend souvent coupable: on croit facilement être à l’avant-garde de la pensée, de sorte que, tôt ou tard, le monde entier nous emboîterait le pas pour communier avec nous dans les idées qui nous seraient le plus chères. L’émergence récente d’une world history qui contredit clairement l’histoire à l’européenne nous rappelle que les idées et les concepts ont leur géographicité propre. L’oublier, c’est penser bien naïvement que l’universel va toujours dans notre sens.
Faire l’économie du spirituel en science c’est demeurer à la surface des choses.
Dans la grande famille de l’Occident la France est un enfant turbulent depuis longtemps si l’on se souvient de 1789 et du fait qu’un siècle plus tard, en 1889 elle voulait être la première à élever un monument « profane » de plus de 1000 pieds pour affirmer son existence de seule et unique république en Europe…
Bien évidemment je ne ferai aucun commentaire sur cette volonté et cette propension à vouloir aller « toujours plus haut » et me garderai bien de la rapprocher de l’élan initié par les cathédrales gothiques au seuil du deuxième millénaire (1).
Je suis le premier à me méfier des analogies boiteuses mais la France me fait furieusement penser à un adolescent qui n’en finit pas de rentrer en conflit avec la figure paternelle, cherchant par là-même à s’affirmer et à se créer en tant qu’individualité autonome.
Et si le propre de l’adolescence est de créer des polarités fortes destinées à faire naitre des frontières qui vont ensuite servir à se situer et sur lesquelles on pourra s’appuyer pour continuer à grandir et bien je ne vois là rien d’étonnant à ce que nous ayons quitté le lit du sacré pour partir à l’opposé, et le plus loin possible dans les steppes profanes… Après tout le lien de parenté, le lien de filiation n’est pas toujours si léger à porter (surtout lorsqu’on a l’impression que le père a abusé de sa situation) et si facile à accepter et peut-être est-il nécessaire de le nier tout à fait pendant une période pour ensuite pouvoir vivre avec de façon sereine…
Et bien évidemment c’est ici que mon analogie devient embêtante puisque le propre de l’adolescence est d’être une période de transition vers un âge adulte bâti sur la compréhension et l’acceptation d’un certain nombre de contraintes.
Et force est de constater que la France me semble être resté coincée dans sa crise d’identité et être devenu un adolescent obstiné qui n’a, fort heureusement plus les moyens d’être tyrannique autrement qu’en essayant encore et encore de prouver qu’il possède seul la vérité et la raison.
Mais si l’adolescent France ne tyrannise plus personne à son niveau de membre de la famille des nations, il tyrannise par contre ses propres enfants en ne leur offrant qu’un seul horizon : maintenir et développer leur « pouvoir d’achat »… Et pourtant les enfants son demandeurs d’élan, de racines, de convictions… Il suffit de regarder les succès réitérés en librairies d’ouvrages parlant de spiritualité, tous domaines confondus…
Alors où se trouve le blocage ? Au niveau du politique ?
D’aucun pourraient rétorquer qu’on a le corps politique qu’on a élu… Ce qui est partiellement vrai tant il est facile pour quelqu’un qui sait vraiment où il veut aller d’entraîner derrière lui tout un groupe dans l’incertitude et qui ne demande qu’à être rassuré…
Il y a toujours eu deux moyens éthiquement opposés de faire bouger un individu physique ou social : l’intelligence des objectifs partagés ou la peur ! Le second étant le moins onéreux à mettre en œuvre mais aussi le plus délétère puisqu’il finit par annihiler toute forme de pensée…
Aussi peut-être devrions-nous regarder un peu au delà de nos frontières et nous inspirer d’exemples récents de peuples qui ont repris leur destin en main pour retrouver un élan qui leur avait été confisqué…
Et si individuellement j’arrêtais d’avoir peur… Peur de l’inconnu, peur de l’autre, peur de l’incompréhensible, peur de mes émotions, peur de ce que je ressent au plus profond de moi-même, peur du lâcher-prise, peur de la perte de maîtrise, peur de mes origines, peur de mon futur et de mon au-delà…
Et si individuellement nous devenions adultes, capables de parler de nos forces et de nos faiblesses, de nos désirs et de nos peurs, de nos croyances et de nos doutes…
Et si nous nous faisions un peu confiance pour une fois… Peut-être arriverions-nous à rendre la France un peu plus adulte et à la relier à son passé proche et plus lointain pour enfin envisager avec tranquillité les temps qui restent à advenir…
(1) Ce qui ne m’empêche pas de continuer à m’interroger sur cette volonté du « toujours plus » gothique initiée par des serviteurs de dieux… N’y avait il pas déjà de la part de ces serviteurs des ferments d’émancipation ??
Un ami québécois me faisait remarquer un jour que nous autres Français n’aimions rien tant que visiter des châteaux et des églises alors que nous nous réclamons, en même temps, de l’héritage révolutionnaire, anti-aristocratique et anticlérical. Nous ne sommes donc pas à un paradoxe près…
En revanche, effectivement, l’obstination dans un certain déni pose problème. Cela ressemble fort à une sorte d’immaturité, ou, pire, cela peut manifester une volonté, avouée ou non, de destruction. Du reste, les débats sur l’islam français ou européen ne seraient pas si vifs si cela ne remuait pas des choses dans les profondeurs du pays. Un petit retour du refoulé?
Quant aux constructeurs des cathédrales, je pense que cela ressemble un peu au début de la fin. Mais c’est une autre affaire!
j’ai l’impression de vous avoir croisé quelque part, je me trompe?