L’insensé s’écrie, dans l’aphorisme 125 déjà cité : « Où est allé Dieu ? s’écria-t-il, je veux vous le dire ! Nous l’avons tué, — vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? […] Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas sans cesse venir la nuit, plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes avant midi ? […] La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux pour du moins paraître dignes des dieux ? Il n’y eut jamais action plus grandiose, et ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause de cette action, à une histoire plus haute que ne fut jamais toute histoire. » (Traduction Henri Albert).
Devenir nous-mêmes des dieux… Voilà, l’essentiel est dit. Je sais, c’est un thème rebattu. Mais l’hubris grecque, cette fameuse démesure, trouve son expression dans cette idée, qui n’est pas vraiment nietzschéenne. Juste liée à notre modernité, cette modernité occidentale que certains considèrent comme introuvable. Et pourtant, cette idée de l’homme-dieu se vérifie aisément. En même temps, le souhait de Nietzsche de nous rendre « dignes des dieux » a lamentablement échoué. Qui pourrait dire que les sociétés humaines aient « progressé » au plan moral et surtout spirituel depuis un siècle ? Et dans le même mouvement, il fait effectivement plus froid. La nuit, elle, a progressé, et l’on peut légitimement se demander comment nous en sommes arrivés là.
On le rabâche à l’envi, notre époque est hantée par diverses craintes millénaristes, au moins dans le monde occidental. Les grand media le redisent (en ce moment, le film Contagion, de Steven Soderbergh ou encore Melancolia de Lars von Trier, etc.). On brocarde cette inquiétude en disant qu’il est ridicule d’envisager une quelconque fin du monde ou de ce monde. Et en même temps, le millénarisme écologiste bat son plein. Il trouve son écho assourdi parmi toute une foule de soi-disant experts qui nous assènent avec une assurance inouïe que si l’on ne fait pas ceci ou cela, le monde trouvera sa fin. On n’oubliera pas non plus les diverses idioties élaborées à propos du bug de l’an 2000… Oubliées, et il vaut mieux du reste.
Bref, autant de variantes sécularisées et parodiques, de craintes eschatologiques fortes, fondées sur une vision cyclique de l’histoire. Or, il est bien évident que si Dieu est mort, la finalité du temps l’est aussi. Nouvelle impasse, car, comme un troupeau aveugle, nous voilà lancés dans le pur écoulement temporel sans signification et sans finalité. C’est ce que le géographe Augustin Berque a appelé le « métabasisme » c’est à dire l’oblitération totale ou partielle d’une quelconque base, d’un socle de valeurs qui pouvaient donner sens à nos vies. Aujourd’hui, c’est plus le ricanement ou la dérision qui semblent l’ultime posture, comme si l’on était incapable d’autre chose…
Pauvre résultat à vrai dire. Mais s’interroger sur la signification de l’histoire, est-ce vraiment obscène ? Oui diront certains, trop effrayés par l’idée même de plonger sous la ligne de flottaison de cette histoire immédiate, pour voir ce monde si las de lui-même sous un autre jour. Mais si l’histoire symbolise autre chose, alors les lignes peuvent bouger. La Raison n’appartient pas à la culture européenne, heureusement, mais le rationalisme, en revanche, semble bien produit dans un contexte précis, celui des « Lumières », pas toujours si lumineuses que cela. Lorsque j’évoquai la world history pour insister sur l’irruption d’autres points de vue dans des champs scientifiques un peu trop centrés sur l’Occident, on peut en faire autant dans le domaine de la philosophie de l’histoire. Et l’on découvre alors une histoire différente, beaucoup plus étrange, et où les sciences « européennes » n’ont pas forcément le dernier mot.
Pour en revenir à Nietzsche, la question qu’il pose renvoie à la qualité du temps dans lequel s’inscrit cet événement de la mort de Dieu. Et c’est bien cet aspect qualitatif de l’espace et du temps qu’il faut prendre en considération.
Mais, et si Dieu n’avait jamais existé?…. Ou si jamais il a existé, peut-être qu’il n’est pas mort pour tout le monde… en tous cas pas pour les publicitaires, les fanatiques, les blogueurs, les penseurs (comme Nietzsche et d’autres) ou tout simplement les croyants bien sûr. Bon, excuse ce petit commentaire exceptionnel (puisque je rationne mon utilisation d’internet), mais je trouvais tellement exquise cette « mort de Dieu » postée par toi sur Facebook… Et puis mais alors enfin on peut m’expliquer comment Dieu qui est transcendant, permanent et donc immortel peut-il bien mourir?!… Pour ma part ce qui me ferait vraiment trop tripper c’est que Dieu résuscite grâce à Internet. Dieu résuscité par Internet donnerait ainsi une âme aux machines qui se révèleraient plus divinement compatissantes que les êtres humains déshumanisées. Scénario de science-fiction tout à fait possible, puisque le vivant génétiquement modifié est en train d’être confisqué pour devenir une marchandise sous licence, et pourrait donc très bien à terme ne plus être du tout reproduit de façon « naturelle ». Le vivant détanuré serait donc artificiellement reproduit ad libitum et donc indéfiniment reproductible hors-humain, comme les cultures hors-sol. Donc la fin du temps sur terre puisque la fin du vivant et donc du mortel, donc l’avénement de la vie-artificielle éternelle sur terre. Ce ne serait pas la fin de l’Histoire, mais plutôt l’histoire permanente, un présent permanent sans fin et dont on oublierait assez vite le début. Hey Brice, il faut écrire un conte là-dessus, ou un opéra!!!!
»C’est un lieu commun que de dire que la Science a tué la Foi, qu’elle a tué les anciens dieux. Il est exact de dire qu’elle a remplacé la Foi dans la thérapeutique de l’angoisse. L’homme attend d’elle qu’elle le rende immortel, dans ce monde et non dans l’autre. Mais la déception est proche car la science n’apporte pas de solution à la destinée. Elle ne donne pas de « sens à la vie ». Elle se contente de l’organiser. Ou si elle lui donne un sens, c’est de n’en avoir aucun, d’être un processus hasardeux et hautement improbable. »
Henri Laborit, Éloge de la fuite