Max Weber

Dans le chapitre 2 de son maître-ouvrage, l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, publié en 1904-1905, le sociologue Max Weber écrit, à propos du Calvinisme : « Ainsi, dans l’histoire des religions, trouvait son point final ce vaste processus de « désenchantement » [Entzauberung] du monde qui avait débuté avec les prophéties du judaïsme ancien et qui, de concert avec la pensée scientifique grecque, rejetait tous les moyens magiques d’atteindre au salut comme autant de superstitions et de sacrilèges. Le puritain authentique allait jusqu’à rejeter tout soupçon de cérémonie religieuse au bord de la tombe; il enterrait ses proches sans chant ni musique, afin que ne risquât de transparaître aucune « superstition », aucun crédit en l’efficacité salutaire de pratiques magico-sacramentelles ».

Weber s’attache, dans cet extrait, à retracer l’émergence de ce qu’il appelle le « désenchantement du monde », et c’est dans une problématique tout d’abord de sociologie des religions qu’il va mettre en place son raisonnement. L’expression, apparemment reprise de Schiller, va servir de point d’appui au fameux ouvrage éponyme de Marcel Gauchet, publié en 1982, et qui va vite apparaître comme un ouvrage particulièrement pertinent pour décrypter notre époque.

Mais comme on le voit, ce « désenchantement » ne concerne, selon Weber, que la religion elle-même, et pas un combat entre tenants d’un certain rationalisme et défenseurs de la religion.

C’est la religion elle-même qui est traversée de courants contradictoires, entre d’une part les « moyens magiques d’atteindre au salut » et une certaine forme de puritanisme radicalement opposée, du moins en apparence, à ces pratiques et s’en tenant donc, strictement, à des formes de piété minimales.

Cette tension entre foi et thaumaturgie ne recoupe donc que très partiellement la prétendue opposition, très usée, entre foi et raison. Dans ce cas, c’est la foi qui d’une certaine manière apparaît comme raisonnable et la magie comme irrationnelle et surtout « comme autant de superstition et de sacrilèges ».

Le mot « superstition » a lui-même tout d’abord été utilisé par l’Église contre toutes sortes de pratiques souvent héritées du paganisme ancien. Ce mot, (qui signifie littéralement « ce qui reste ») était donc une sorte de machine de guerre intellectuelle conçue pour annihiler le legs des religions précédentes. Mais ce mot devient courant à l’orée de l’époque moderne cette fois-ci pour être utilisée comme une arme contre des courants de pensées jugés arriérés, irrationnels ou, comme l’on dira au XVIIIe siècle, « obscurantistes », mot polémique s’il en est.

L’envers de tout cela, c’est me semble-t-il le surnaturel. C’est un mot très chargé, et essayer de le réhabiliter semble déjà une entreprise condamnée à l’échec. Comment défendre, au XXIe siècle, un tel terme ? Tout comme la magie, le surnaturel appartiendrait à une époque révolue, définitivement close, et ces deux termes sont devenus comme synonymes d’erreur, d’errance intellectuelle.

Pourtant, la magie a toujours eu ses partisans, et elle les a encore. Si l’on en revient au texte de Weber, que lit-on ? Que le judaïsme ancien n’a eu de cesse de se démarquer de pratiques magiques, ou prétendues telles. Mais il ne les a jamais supprimées, et pour cause : la ligne de démarcation entre rite et magie est plus que ténue, sinon dans ses techniques, du moins dans ses buts. Et de fait, dans le rite catholique, liturgie et théurgie semblent marcher de conserve dans le rite de l’eucharistie…

Mais pourquoi l’expression « désenchantement du monde » a-t-elle eu autant de succès ? Tout comme la « mort de Dieu », abordée précédemment, ce désenchantement renverrait à l’état actuel de notre monde. Et comme souvent les penseurs européens font preuve d’un remarquable ethnocentrisme, on en infère que ce qui arrive dans le monde occidental va tôt ou tard concerner l’ensemble de la planète. Comme c’est simple ! Nous, pensent certains, phare et avant-garde de l’humanité, sommes de surcroît le laboratoire de la modernité. C’est vrai jusqu’à un certain point, et la fameuse « mondialisation » correspond effectivement à une occidentalisation du monde.

Si l’on voulait faire preuve d’un peu plus de décentrement, pour reprendre une expression heureuse de Paul Claval, on verrait que ce désenchantement a sa géographie et son histoire. Qu’il ne correspond pas à la planète entière, et que le désespoir des Occidentaux n’est pas forcément partagé par le reste de l’humanité. A vrai dire, le monde est encore extrêmement enchanté, voire enchanteur, mais c’est vrai, la part de fantaisie recule. Si l’on prend le cas des contes traditionnels, on a là un bel exemple de l’évolution récente des mentalités en ce domaine.

En effet, (tout comme le carnaval, qui n’est plus guère destiné, dans les pays occidentalisés, qu’aux enfants), les contes seraient, dans leur « naïveté » destinés aux crédules, donc aux petits. Et pourtant, forme contemporaine un peu frelatée de ces contes, Harry Potter est devenu un phénomène de société, exactement comme le Seigneur des Anneaux, et on ne peut que constater la puissance financière de cette industrie du rêve. Mais il s’agit de rêve dira-t-on…

En somme, si l’on en revient aux contes, cela revient à dire que nos ancêtres étaient soit des gens naïfs, soit des imbéciles, soit les deux. Attitude consacrée qui oppose « progrès » et « obscurantisme » ou, justement, « superstition », ou encore « science » et « tradition ». Mais le superstitieux, c’est toujours l’autre. Cela ne viendrait à l’esprit de personne de se flatter d’être superstitieux ! C’est donc une sorte d’insulte, que l’on jette à autrui pour le discréditer et se débarrasser de lui à bon compte. Cela trahit surtout le mépris des « gens instruits » contre les « ignorants ». A cet égard, les Lumières ont été pleines de ce mépris et de cette condescendance à l’égard des rustres et des paysans, ce qui n’est pas très glorieux.

On pourrait s’en tenir là et tracer une ligne de démarcation entre élites cultivées et peuple ignorant pour comprendre cette césure entre superstition/magie d’un côté et raison de l’autre. Mais la magie n’a pas été l’apanage d’obscures paysannes ou de sorciers charbonneux. Elle a concerné de grands savants, des membres du haut-clergé, sans oublier, si l’on sort d’Europe, les pratiques rituelles du bouddhisme tantrique tibétain.

On pensait chasser la magie par la porte, elle revient par la fenêtre ! Et le surnaturel avec.

Un commentaire

  1. Aujourd’hui les magiciens s’appellent communiquants et marketeurs, et le commun des mortels aime toujours se faire mystifier, cela lui permet de ne pas se poser de questions sur le sens et la profondeur de sa vie, sur l’épaisseur de son court voyage et bien sûr sur son issue finale.
    Je me demande si le monde n’est pas toujours enchanté … par des forces plus sombres sans doute.