« La géographie est ennuyeuse… » C’est un leitmotiv que l’on s’entend dire nous autres géographes en maints endroits, par des personnes fort différentes. Pourtant, tout le monde semble faire de la géographie comme monsieur Jourdain faisait de la prose : sans le savoir. La géographie comme pratique, ou comme engouement est partout, mais son nom n’apparaît nulle part, comme s’il s’agissait d’une marque d’infamie, ou d’une promesse d’ennui tenace à éviter à tout prix si l’on veut « vendre », ou au moins intéresser. Bref, la géographie souffre d’une mauvaise image. Elle donne l’impression d’avoir complètement déserté les grands débats, et son absence est si flagrante que l’on serait tenté de considérer que l’espace est bel et bien une sorte d’impensé radical, un aspect du réel relégué.

Alors, on serait tenté de se demander « à qui la faute ? » ; et de trouver un responsable unique aux malheurs de la géographie. Mais voilà, les responsabilités sont largement partagées.

Tout d’abord, les géographes eux-mêmes, qui sont, il faut bien l’admettre, de mauvais communicateurs. Que l’on s’amuse à comparer les couvertures des livres d’histoire et de géographie : les premières sont souvent somptueuses, avec de nombreux documents en couleur, attrayants ; les secondes sont encore trop souvent d’une austérité proche du rébarbatif, comme si montrer une belle image dépréciait la science. Pourtant, l’éclatant succès du livre de Yann Arthus-Bertrand, la Terre vue du Ciel, ou encore l’émission le Dessous des Cartes, de Jean-Christophe Victor, sont là pour prouver l’intérêt des gens pour la géographie, voire leur passion. Et y a t-il des géographes médiatiques enfin ? Bien peu, et qui ne prennent que trop peu souvent l’initiative d’entreprendre les media, lors même que leurs confrères d’autres disciplines scientifiques ne s’en privent pas. Les géographes se sentent dévalorisés, mis de côté, oubliés par rapport aux autres sciences humaines. Mais c’est aussi et surtout à eux de faire un effort de communication, et de se questionner sur l’intérêt de leurs recherches.

Les milieux universitaire et médiatique, ensuite, achèvent le travail, car ils renvoient en la déformant encore davantage cette image d’une géographie austère et coupée du grand public : pour combien de questions importantes abordées lors d’émissions radio ou télévisées aucun géographe n’est présent ni même évoqué ! Dans le pire des cas, la géographie apparaît alors comme une nomenclature assommante et dépassée, ou encore un pensum scolaire à éradiquer au plus vite. Et le dédain, le mépris, voire l’hostilité parfois manifestés envers la géographie étonnent, tant la discipline semble, en fait, méconnue. Mais remontons, justement, à la source de ce décalage entre l’image de la géographie et ce qu’elle est effectivement en train de devenir…

La plupart des enseignants d’histoire-géographie du secondaire sont des historiens de formation. Souvent peu intéressés par la géographie, ils l’enseignent mal : le temps consacré à la géographie est réduit à la portion congrue, et les leçons sont elles-mêmes sévèrement réduites, au point de donner une image caricaturale de la matière. Les élèves, dégoûtés de la « géographie », au sortir du baccalauréat, choisissent en général autre chose que cette discipline dans les sciences humaines. Devenus professeurs pour certains, ils redistribueront (parfois avec les meilleures intentions du monde) les préjugés dont ils avaient été eux-mêmes victimes. La boucle est bouclée, le cercle vicieux fonctionne à plein… Pourtant, l’histoire et la géographie s’occupent des mêmes phénomènes ; simplement, l’une privilégie le temps, et l’autre l’espace.

Mais quelle géographie les programmes préconisent t-ils encore dans les lycées et collèges ? Là aussi, un grave malentendu se maintient. Pendant au moins ces quinze dernières années, la géographie scolaire a été enseignée sous la forme d’une géographie ramenée à une morne étude des modes de production imprégnée d’un marxisme simplifié à outrance, donc sans pertinence… Cela aboutit à une géographie économisante, indigeste, inutile et férocement ennuyeuse, truffée de concepts mal digérés. Et cet ersatz de géographie monopolise l’image de la géographie en tant que discipline scientifique et scolaire. Autrement dit, on pense que c’est de la géographie, les manuels l’appellent géographie, cela ressemble à de la géographie…mais ce n’en est pas. Et c’est là tout le drame.

Le grand public rejoint les intellectuels et les media dans cette confusion : cette image de géographie-nomenclature est celle qui apparaît dans les discussions, ou encore les boutades sur les données inutiles à apprendre comme « les éléments de la puissance japonaise », sujet économique et non géographique d’une pertinence à vrai dire limitée ! Mais la liste de ces confusions serait trop longue. On comprend mieux dès lors pourquoi les géographes sont absents de ces grands débats qui émaillent la presse écrite, radio, télévisuelle : non seulement on ne les invite pas, puisque l’on suppose qu’ils n’auraient rien à dire, mais les géographes eux-mêmes se mettent en retrait, en raison à la fois de cette mauvaise image qui les intimide ou les décourage, et aussi à cause d’une certaine pusillanimité intellectuelle, comme si un vrai scientifique ne devait pas se commettre dans des émissions télé ; comme si certains problèmes, trop brûlants, interdisaient toute intervention immédiate de la part d’un scientifique digne de ce nom. Pourtant, que l’on prenne un quotidien comme le Monde, et l’on verra à quel point la géographie s’y trouve présente…en filigrane. De la guerre du Kosovo aux violences entre Israéliens et Palestiniens, de l’effet de Serre au « développement durable » et autres séismes, combien de sujet touchent à la géographie ! Toutefois, si les géographes refusent de penser certains problèmes, d’autres le feront très bien pour eux… Car la pensée géographique n’est pas l’apanage des seuls géographes. Alors mieux vaut tâcher de savoir ce qu’est la géographie. Ou ce qu’elle pourrait être.

La géographie a radicalement changé en quelques années, et à tel point, il est vrai, que les géographes eux-mêmes n’en ont pas toujours conscience. Mais si l’on devait rendre à la géographie ce qui est à la géographie, on verrait que l’on a affaire à une discipline immense, parce qu’elle touche à tous les domaines de la vie sur terre, des plus humbles aux plus fastueux. Tentons d’évoquer les principaux aspects de cette science géographique « à venir ».

La géographie est d’abord, et par essence, science du complexe, terme cher à Edgar Morin ; en effet, située à la charnière du monde naturel et du monde humain, la géographie a pour tâche d’opérer la suture entre ces deux domaines a priori distincts des sciences : au croisement des sciences de l’homme et des sciences de la nature, elle fonde sa spécificité…et sa fragilité. Pourtant, il est certain que cette position intermédiaire, loin d’être une faiblesse, est une force. Et, conformément à ce que Morin appelle de ses vœux, la géographie remplit son rôle de science d’explicitation du monde.

C’est pourquoi la géographie est également science de synthèse : souvent les géographes sont accusés d’être de mauvais généralistes en tout, et de bons spécialistes en rien ; mais c’est se tromper de problème, car seuls les géographes, de par leur formation, sont justement capables d’opérer des rapprochements qu’aucun spécialiste d’autres matières ne serait amené à faire. C’est cette dimension intégrative de la géographie qui en fait la puissance, et peut permettre de présenter la géographie comme une science totalisante — mais pas totalitaire. C’est pourquoi l’apparent morcellement de la géographie est en fait profonde unité.

C’est ensuite une science de la connexion, tant elle se nourrit de rapports variés, qui unissent des éléments très disparates, mais mis en système. C’est ainsi que la géographie est également, par nature, interdisciplinaire : paradoxalement marginalisée à l’intérieur du champ des sciences sociales, elle peut pourtant devenir ce carrefour unificateur entre ethnologie, histoire, philosophie, linguistique, mais aussi géophysique, cosmologie, biologie…

La géographie est éminemment politique, au sens étymologique du terme : elle sert de lien entre l’homme et la cité, entre l’homme et le monde. Le succès de l’exposition le Jardin planétaire, en 1999 à la Villette, fut indéniable. Bien sûr, le mot géographie n’y apparaissait jamais, mais enfin, la finalité politique de l’exposition était manifeste. Lire l’espace, lire le territoire à livre ouvert donne des clefs pour sa propre existence et celle des autres. On dit qu’oublier son histoire c’est se condamner à la revivre, mais négliger l’espace c’est se frapper de cécité intellectuelle. L’économie, avec ses oracles et ses séides, commettrait sans doute moins d’erreurs si elle se penchait davantage sur la spatialisation des phénomènes économiques…

Enfin, ne craignons pas de dire que la géographie a une dimension philosophique et métaphysique indéniable. C’est sans doute une évidence, mais la question « que fais-je ici » est bien l’un des questionnements humains fondamentaux. On touche à l’universel, et la géographie a sa part dans ce questionnement. La popularité pour l’histoire est un bienfait ; on dit souvent qu’elle travaille sur l’identité, la mémoire, et c’est vrai. Mais la géographie travaille, elle aussi, sur la mémoire des lieux, fondatrice d’identité, pourvoyeuse de sens…

Alors, il faudrait une triple prise de conscience pour faire descendre la géographie du ciel sur la terre : Aux géographes, de sortir de leur tour d’ivoire et de se jeter dans la mêlée, de participer, de se médiatiser, de s’impliquer. De l’audace, encore de l’audace ! serait-on tenté de dire, car l’exploration intellectuelle de l’espace ne fait que commencer. Que l’on pense à Internet ou aux systèmes d’information géographique : la géographie doit se les approprier, en faire ses outils de prédilection. Aux media, universitaires, intellectuels concernés par la géographie (et ils sont nombreux), de sortir aussi de leur sectarisme disciplinaire et de réviser leurs préjugés. Au public le plus vaste, enfin, de restaurer sa curiosité, de voir ce qu’est réellement la géographie, pour lui donner sa vraie valeur. Et se réconcilier avec le monde, car, pour le moment, quiconque se rend au rayon « géographie » de sa bibliothèque municipale ne verra souvent que des guide touristiques… Triste confusion, degré zéro de la compréhension spatiale !

Entre comprendre le monde pour agir sur lui ou le subir, un choix est à faire. La géographie peut y aider.

Ce projet d’article a été écrit en 1999 et depuis est resté inédit. Certains aspects ont pu vieillir, mais l’essentiel reste valable à mon sens….

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Un commentaire

  1. Bonjour Brice! Quand on te lit on abandonne totalement le préjugé que la géographie soit ennuyeuse! Comment vas-tu? Donnes-nous de tes nouvelles.
    Cécile Michaut